TRAINS, par Giuliana Gaudenzi

Il est sept heures quarante d’un soir d’hiver quand mon train s’arrête dans une petite gare solitaire. Nous sommes en pleine campagne. S’il y a des maisons dans le lointain, leurs contours s’estompent dans la nuit. Les rails brillent sous un mince croissant de lune.
Dans le silence j’entends le grincement des freins et celui-ci semble ouaté par le brouillard qui se déplace en volutes lentes et clairsemées. La gare est une petite construction basse, allongée, avec un toit de tuile presque plat. Derrière, on devine une petite colline sombre.

Le conducteur descend, silhouette entrevue grâce à l’extrémité rouge de sa cigarette allumée, puis disparaît dans le brouillard. Le couloir du train sent le tabac froid et l’humidité. J’ouvre la porte du wagon pour descendre sur le quai mouillé. Je serre contre moi le col de mon manteau. Il fait vraiment froid. Devant moi, une porte vitrée sans rideau diffuse un maigre éclairage. J’en tourne la poignée. A cause du bois gonflé, la porte s’ouvre dans un crissement qui résonne dans la pièce vide.

Lamboray Lumière de nuitLes murs sont peints en vert dans le bas, puis, au-dessus d’une fine ligne noire, en beige. La plinthe un peu décrépie est noire elle aussi. Je desserre mon col, il fait presque chaud là-dedans. Un banc en bois foncé, comme ceux des réfectoires des écoles, court le long du mur. La pièce est déserte mais on entend remuer derrière une autre porte en bois, peinte elle en marron et sculptée de façon élaborée. Je regarde autour de moi, la chaleur vient d’un poêle en fonte noire, surmonté d’un petit couvercle et d’un tuyau rouillé qui monte jusqu’au plafond. Le feu crépite : il vient sans doute d’être chargé.
J’ôte mes gants pour frotter mes mains l’une contre l’autre tout en m’approchant de la fenêtre sans rideau qui donne sur l’obscurité. Je soupire profondément, je n’ai pas envie de m’asseoir. Le voyage a été très long dans ce train à demi vide et son mouvement rythmique a vidé mon esprit de toute idée et de tout désir. On ne repartira sans doute pas de sitôt, on m’a dit que les arrêts dans ces petites gares peuvent durer des heures.

Je m’approche de la porte sculptée, elle est entrouverte. J’entends un bruit de papiers remués, beaucoup de papiers. Je me demande ce qu’ils remuent. Je pousse le battant pour me retrouver dans une petite pièce carrée. Les murs jaunes sont presque entièrement dissimulés par des rayonnages en fer, encombrés de monceaux de papiers qui menacent de crouler d’un instant à l’autre. Une fenêtre donne sur la voie ferrée où stationne mon train, immobile et silencieux, toutes portes fermées. Dans la pièce, un lustre en verre soufflé à volutes harmonieuses, qu’on s’attendrait plutôt à trouver dans un théâtre ou un salon chic, dégage une forte lumière.

Dilemme matinalDerrière une sorte de chaire en bois, couverte également de tas de dossiers chancelants, se tient un petit homme, debout, très occupé à saisir à deux mains des paquets de feuilles qu’il pose les uns sur les autre à toute vitesse. Il ne m’accorde pas un regard, entièrement accaparé par son activité fébrile. Deux profondes rides lui barrent le front et deux autres soulignent le pourtour de sa bouche, dans un visage maigre et nerveux. Les yeux rivés sur ses papiers, il serre ses lèvres rouges et fines plissées vers le bas.

Hypnotisée par le mouvement perpétuel de ses bras, je hoche la tête pour qu’il me remarque. Tout à coup il s’arrête, comme si un ressort s’était cassé dans la mécanique de son corps mince.
« Oui bonsoir. Désirez-vous quelque chose ? » me demande-t-il en me fixant de ses petits yeux de poule tout ronds.
Sur le moment, je ne sais pas quoi lui répondre. Je ne désire rien. Il me paraît juste bizarre de voir ce type si affairé au milieu de toute cette solitude, de cette désolation. Je voudrais lui demander pourquoi il s’agite comme ça, mais ce ne sont pas mes affaires. « Non rien. J’ai vu la porte ouverte et alors… N’y a-t-il pas de bar ici, s’il vous plaît ?
– Il y en avait un mais il est fermé depuis deux mois. Je suis désolé », dit-il en souriant avec empressement, bouleversant ainsi le formidable réseau de rides qui sillonne son visage.

Lamboray vacances d'entre deux penséesJe le remercie et je pars en laissant la porte entrouverte. A l’intérieur, le frénétique remue-ménage reprend. Dans la salle d’attente, je croise mes mains derrière mon dos en marchant de long en large. Soudain, je relâche mes mains le long du corps en me redressant, me souvenant du jour où quelqu’un m’avait dit que ce geste me faisait ressembler à un homme et de la honte que j’avais alors ressentie. En réalité, il y a des fois où je ne sais pas très bien qui je suis, comme en cet instant. Je sais seulement que je me sens bien dans la chaleur de cette gare inconnue, à contempler l’obscurité et le brouillard dehors.
Je m’approche de la porte vitrée de l’entrée. Le train ne donne pas signe de vie. Un seul compartiment est éclairé, dans lequel j’entrevois un jeune homme et une jeune fille qui dévorent des sandwichs en silence.

Lamboray PrégnancePuis la porte du train s’ouvre. Un homme en descend, grand, portant un manteau brun et un bonnet de laine bleue. Il a des lunettes rectangulaires. C’est Antoine.
Je ne me demande pas comment cela est possible, je n’en ai pas le temps, je suis totalement submergée par le soulagement. Je reste immobile à le fixer. Je voudrais ouvrir la porte et aller vers lui mais, envahie par la terreur de le voir s’évanouir comme il y a quatre ans, je ne bouge pas de mon point d’observation.
Antoine regarde autour de lui, serre son col autour du cou comme je l’ai fait peu auparavant, puis s’approche de la porte vitrée. Rien ne montre qu’il m’a aperçue.
Je m’écarte de la porte, il l’ouvre, la referme. Puis, il me regarde enfin et me sourit. Peu, les lèvres fermées, comme il faisait d’habitude. Ses yeux brillent de l’étrange éclat d’ironie qu’ils affichaient de temps en temps.
La pièce est devenue plus chaude et je ne suis plus celle d’avant, celle qui depuis tant d’années a oublié ce que signifie éprouver une forte émotion.

Il me semble que cette gare perdue dans la nuit est notre maison. Un nœud se desserre dans mon estomac, comme quand on revient chez soi après une longue absence. Il s’approche de moi. Les cheveux qui dépassent du bonnet sont tels que dans mon souvenir, fins et souples comme ceux d’un enfant. Je tends la main et les caresse légèrement. Je lui dis tout bas : « Bonjour, comment vas-tu ?
– Bien. »
Sa voix profonde est toujours la même, de même que son absence de loquacité, de même que son accent français. Je sens son léger parfum d’eau de Cologne fleurie. Je ne sais pas où il a passé ces sept dernières années, j’éprouve de la crainte et aussi de la pudeur à le lui demander. Surtout, je ne veux pas penser à comment il était quand je l’ai vu il y a sept ans. « Où étais-tu, tout ce temps ?
– Partout.
– Que fais-tu ici ?
– Je dois voir quelqu’un. »

Lamboray Vents de l'équilibreIl me prend par la main et me conduit jusqu’à la porte sculptée. Nous entrons. Le petit homme continue de remuer les liasses de papier. Cette fois, il lève la tête très vite et tourne les yeux vers Antoine.
« Bonsoir, Monsieur », dit-il en jetant un coup d’œil sur l’horloge du mur, qui indique vingt heures. – Vous êtes à l’heure. Mais venez et asseyez-vous, Monsieur. » Antoine s’assoit. Je reste debout. « Je dois vous donner votre prochaine destination. Voici. »
Il humecte son majeur avec sa langue, remue un tas de feuilles à sa droite et lui en tend une.
« Dépêchez-vous, le train va partir. Vous serez à destination dans trois jours. »
Antoine prend la feuille, se retourne et sort sans saluer ; le remue-ménage recommence immédiatement.
Je le suis. Je lui ai pris la main et je le regarde.
Il se retourne et me sourit de nouveau : « Je n’ai plus le temps, dit-il. Je dois partir immédiatement. »
– Je peux venir avec toi ?
– Non, petit oiseau. Tu ne peux pas. »

Lamboray InsomnieJe voudrais le retenir, mais je sais que je ne peux pas l’empêcher de disparaître. J’ai été naïve d’avoir espéré que notre séparation prendrait fin. Depuis des années, le temps court plus vite que nous et nos routes divergent. Je lâche sa main. Il sort par la porte vitrée et monte sur le train, qui démarre aussitôt.
Au moins, je l’ai revu. Je ne lui ai même pas demandé s’il m’aimait encore. Mais la question est inutile. Probablement est-ce le cas et, de toute façon, il n’y a pas moyen de le vérifier.
Je serre mon manteau contre moi et je soupire profondément. Le train a déjà disparu de ma vue. Au-delà des rails, je regarde la campagne se fondre dans l’obscurité.
Quel train vais-je prendre à présent ?
Je n’ai plus qu’à attendre. Je ne suis pas pressée et – de toute façon – un train en vaut un autre.

Illustrations : tableaux d'Olivier Lamboray, peintre surréaliste belge (actuellement exposé dans la galerie Thuillier, à Paris 3e), Summer, Lumière de nuit, Dilemme matinal, Vacances d'entre deux pensées, Prégnance, Vents de l'équilibre, Insomnie... (http://www.olamboray.com/)

Et un site où trouver garés quelques trains peints de main de maîtres : http://salamadrail.blogspot.com/2011_01_01_archive.htm