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Coin de rue. Il y avait au coin de la rue une femme en chapeau rouge qui attendait patiemment la venue d’un homme en pardessus gris.
Quelqu’un, moi, dans la soirée brumeuse d’automne, l’observait, appuyée contre un réverbère vert sombre, patiemment.
Amoureux de la femme, l’homme au pardessus gris se précipita vers elle, aussitôt freiné dans son élan par deux ombres surgies d’une porte cochère qui le maîtrisèrent prestement.
J’avais un sens de l’observation particulièrement aiguisé et pus m’imprégner aussitôt des traits de leur visage.
Et j’étais assise, là, cachée d’eux par le réverbère ; ils ne m’avaient pas vue, croyant la rue déserte. Il y avait des hommes qui à deux rues de la scène fêtaient la victoire de leur équipe de foot dans un grand charivari.
Il y avait des femmes qui, encore très jeunes, ivres de leur liberté, traversaient le quartier en quête d’un lieu où poursuivre la soirée.
Tous ont déclaré le lendemain, lorsque les policiers les interrogèrent, n’avoir rien remarqué de particulier. Je me souviens de ma mère venant à mon secours, alertée par mes cris quand je fus poursuivie par un homme en scooter.
Comme dans un rêve, j’avais vu l’homme en pardessus disparaître comme un éclair. Ses lèvres formaient le mot : « Enlèvement ». (Marie-Claude C.)

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Point d’univers. Il y avait une idée qui me trottait dans la tête depuis plusieurs jours déjà, une de ces idées qui ne vous lâchent pas, obstinée, plus têtue qu’un troupeau de mules.
Quelqu’un, moi je n’y pensais pas à ce moment là, avait suggéré que les humains n’étaient pas seulement des poussières d’étoiles, mais aussi les songes inachevés de galaxies lointaines, les volutes incongrues d’idées imprécises non encore parvenues à leur terme. Mais les idées de qui ? ou de quoi ?
Amoureux de la précision tout autant que la planète et de la poésie, je songeais sans cesse à creuser la question. Est-ce qu’une galaxie rêve ? Est-ce que les idées se matérialisent en entrant dans l’atmosphère ? To be or no to be ? Questions métaphysiques et scientifiques m’obsédèrent au point de m’interdire le sommeil.
J’avais au fil du temps élaboré des fragments de réponse, des bribes de certitudes plus ou moins certaines, des lambeaux de théorie cosmique à faire basculer l’ordre céleste. Mon refuge pour méditer ces questions ardues était le promontoire offert par le rebord de ma fenêtre face à l’horizon et la mer.
Et j’étais assis là, justement, chavirant d’une cosmogonie à l’autre, échafaudant des théorèmes complexes qui permettraient d’étayer une savante proposition confirmant l’hypothèse en question. Devant moi le flot des baigneurs commençait à coloniser la plage, constellant le sable de taches de couleurs vives que le flou de la chaleur montante disperse et répand.
Il y avait des hommes grands, ronds, petits, musclés, bronzés déjà, fluets, aux ombres élastiques qui tantôt sautent, s’agitent, s’allongent ou arpentent l’espace en trace lente. Il s’en dégage une impression de présence, de quelque chose de tout à la fois pesant et nécessaire. Et je ne sais pourquoi, j’ai pensé à une demi-lune.
Il y avait des femmes étirées comme des comètes, vives comme des arbalètes, qui courent et jouent, laissant la couleur de leur passage dans l’air vibrant de soleil. Un élan vital traverse alors tout l’espace, plein et riche et futile tout autant. Et alors j’ai pensé à la fugacité, à l’éphémère pugnacité qui fait pousser l’herbe chaque saison.
Ils ont dit qu’ils seraient au rendez-vous, à l’angle de Proxima Centauri et de la galaxie d’Andromède. L’information devait rester secrète et son écho ne parvenir sur Terre que bien plus tard, longtemps après, très très longtemps après.
Je me souviens de ma mère venant me dire bonsoir lorsque j’étais petit. Elle me disait qu’en fermant les yeux je verrais les couleurs de l’univers et que j’entendrais la voix des habitants du très lointain.
Comme dans un rêve, là devant la plage, face au chatoiement de toutes ces vies humaines, je me suis mis à entendre la voix des astres, la voix lointaine des songes inachevés qui dessinaient sous mes paupières mi-closes comme les volutes incongrues d’idées imprécises… Le visage de ma mère flottait… Ses lèvres formaient le mot : « Bientôt ». (Nadine B.)

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Copenhague. Il y avait dans cette banlieue de Copenhague une blancheur d’hiver qui ne faisait pas mal aux yeux mais qui donnait au paysage un aspect fantomatique. Dans cet univers cotonneux et glacial, une tâche sombre se détachait sur la neige.
Quelqu’un, moi, attendait une jeune Danoise rencontrée l’été dernier à Paris. Après de longs mails, j’avais enfin rendez-vous avec celle que j’appelais ma sirène de Norrebro.
Amoureux de Grethe, je patientai des heures, les lèvres et les doigts bleuis de froid. Dans chaque silhouette emmitouflée qui se rapprochait, je l’espérais, amoureux, transi.
J’avais décidé de lui dire que je l’aimais mais c’est seul que je revins dans le centre de Copenhague, gelé. Les marchés de Noël qui fleurissaient jetaient des couleurs vives et joyeuses sur les façades blanchies et les passants, la ville ressemblait à un conte d’Andersen.
Et j’étais assis place Radhuspladsen dans un café, la tête sous un mobile en bois de rennes aux écharpes rouges, qui dodelinait. Mes mains qui se réchauffaient me faisaient souffrir, les engelures se fendant laissant suinter un peu de sang, mais qu’il était bon d’entendre des clients rire et parler sans les comprendre.
Il y avait des hommes qui buvaient.
Il y avait des femmes qui leur servaient de l’aquavit en souriant et d’autres qui venaient les chercher pour les ramener chez eux.
Ils ont dit qu’ils n’étaient pas saouls, ils ont dit qu’elles étaient belles, ils ont dit qu’ils avaient faim. Traînés par leurs femmes, ils sont sortis.
Je me souviens de ma mère venant chercher et coucher mon père, ivre, sans un mot parce qu’elle l’aimait puis, le devoir accompli, me serrer trop fort. J’avais six ans.
Comme dans un rêve, les images des femmes de ma vie défilent, se superposent, la petite sirène n’y est pas. Et je l’ai vue, là, à l’entrée du bar et de mes souvenirs, droite et fière, plus belle que Grethe, ma mère. Ses lèvres formaient le mot : « Viens. » (Chris G.)

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Mouettes. Il y avait des mouettes sur le toit du bateau. Quelqu’un, moi, et les oiseaux étions vêtus de blanc. Amoureux de la mer, le capitaine m’invita à embarquer. J’avais envie de prendre le large, je suis monté à bord. Et j’étais assis, entouré des mouettes, fendant l’air, fendant le vent. Il y avait de hommes-grenouilles qui bullebullaient sous l’eau. Il y avait des femmes-poissons aussi, et puis des pêcheurs. Ils ont dit n’avoir jamais vu une mer aussi amoureuse. Je me souviens de ma mère venant sur la plage telle une sirène. Comme dans un rêve, les pieds nus, la robe blanche d’écume, Ses lèvres formaient le mot : « Viens ». (Carine B.)

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Liberté. Il y avait dans la forêt un petit enfant, moi et le cheval. Amoureux de moi, l'enfant m'écoutait chanter et le cheval se reposait.
J'avais décidé de fuir un moment la fête du village. J'étais assisse devant un tapis de fleurs. Il y avait des hommes-tulipes à gauche, il y avait des femmes-tulipes à droite. Je racontais mon histoire à l'enfant : « Ils ont dit qu'ils désiraient partir en voyage avant l'arrivée de la neige. »
Je me souviens de ma mère venant de la ville avec la lettre de l'avocat, comme dans un rêve, ses lèvres formaient le mot : « Libre ». (Khadija A.)

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Illustration : illustration de Quint Buchholz, .