... (et quelques-uns des miens, j'avoue, sur d'autres thèmes que celui-là, à moins de considérer – pourquoi pas ? – que tout dans la vie n'est que gourmandise ?)

Un plaisir surnaturelKoustodiev Waiter

« Surnaturel », disais-je ? Aïe aïe aïe, je me trompe de terme. Franchement, ce n’est pas ce mot que je voulais employer. Mais je voulais certes parler du « plaisir surnaturel » procuré par une certaine activité. Ce plaisir est quand même quelque chose d’étonnant, d’unique, de très particulier à l'espèce terrestre ? Une extraordinaire espèce ?
Non, on ne donne pas de cachet pour ressentir cette volupté : pas besoin ! Elle surgit toute seule ; le coup de foudre lui-même n’est rien en comparaison du délice procuré par l’odeur de fauve bouquet qui émane des mets humains.
Croyez-moi, je veux bien vous convaincre de mon origine terrestre, mais en réalité je dois avouer mon caractère extraterrestre. Et je vous invite volontiers à vous présenter à ma table. (Stéphane R.)

Une légère nausée
Koustodiev mets

Le professeur Laborde referma sans bruit le tiroir de son bureau Louis XV.
Une étrange odeur sucrée flottait dans le cabinet, imprégnant les épais rideaux en velours rouge foncé. La sonnette avait signalé que le patient de 10 h 30 était déjà dans la salle d’attente.
Tout à coup, une légère nausée le cloua sur sa chaise. Il resta immobile quelques instants, s’efforçant de respirer profondément. Puis il but un verre d’eau d’Evian, s’essuya soigneusement les lèvres avec un mouchoir en papier qu’il jeta dans la corbeille.
Il rangea verre et bouteille sur l’étagère à coté de lui. Il était 10 h 25.
Ouvrir un peu la porte et la fenêtre ? Ce n’était peut-être pas nécessaire, il se sentait mieux. D’un geste lent et contrôlé, il déplaça ses longues jambes maigres, lissa les revers de sa veste et alla ouvrir la porte.
Le patient s’avança, marmonnant un timide « Bonjour Professeur ». Ce dernier ne répondit point, le dévisageant de haut, sans courber la tête comme le font d’habitude les hommes de haute taille, et souriant avec parcimonie en tendant sa main longue et soignée.
En s’asseyant derrière son bureau, le médecin sourcilla imperceptiblement. Etait-ce une impression, ou bien le patient était-il en train de renifler en remuant son nez de souris hépatique ? Et n’y avait-il pas dans ses petits yeux comme une lueur interrogative ?
« Voyons monsieur Février, comment va votre foie ? Vous avez fini la cure ! » dit-il en regardant une fiche.
– Oui, Professeur, mais de temps en temps j’ai encore quelques vertiges, surtout le matin. »
Il perçut clairement dans la voix plaintive du patient une note d’agressivité qui lui était indubitablement destinée.
C’est là qu’il l’attendait. « Le régime que je vous ai donné, vous le suivez, n’est-ce pas ? lança-t-il d’un ton faussement distrait, en regardant son stylo. Vous savez que dans votre cas les médicaments ont une importance relative. » Il fixa ses yeux gris sur monsieur Février, prenant un air confiant et concentré, la tête soudain penchée en avant.
« Alors ? insista-t-il. Aucun péché de gourmandise ? »
Le patient se tassa sur sa chaise. Comme tous les autres, il souriait en s’excusant.
« Il est prêt à avouer », pensa le professeur avec lassitude. Il éprouvait un vague élancement à l’estomac. « Vous savez, dimanche dernier, il y a eu le mariage de ma nièce…
– Mais les autres jours ? lui répartit le médecin d’une voix plus froide et beaucoup moins confiante.
– Bon ! vous savez, Professeur, il arrive qu’on se laisse aller, des fois… »
Le professeur lui adressa un bref sourire venimeux. « Comme les autres », pensa-t-il.
« C’est écœurant, prononça-t-il à mi-voix, comme malgré lui.
– Pardon, Professeur ? Vous disiez quelque chose ? »
Monsieur Laborde bondit de son fauteuil. « Je vais vous examiner, déshabillez-vous ! »
Monsieur Février s’exécuta, la tête basse. Quand le docteur en eut fini, il écrivit son ordonnance en silence, avec des gestes secs et précis, puis, d'un air compatissant, la tendit au malheureux qui s’était rhabillé.
« Vous allez prendre cela pendant quinze jours. Mais si vous ne surveillez pas votre régime, je vous préviens encore une fois ! vous prenez de gros risques, de très gros risques ! »
Il se leva, rigide, reconduit à la porte monsieur Février qui se répandait en remerciements puis ferma la porte doucement. Il regarda sa montre. La visite s’était terminée plus tôt que prévu. Il lui restait encore cinq minutes avant le rendez-vous de 11 h 15. Il ouvrit sans bruit le tiroir de son bureau, sortit une cuillère qui chevauchait un stylo, déballa en hâte un gâteau de riz encore chaud et parfumé et l’engloutit voracement à grandes bouchées. Puis avec des gestes lents et précis, il jeta la boîte vide dans la corbeille, la cacha sous du papier, essuya la cuillère et la remit dans le tiroir.
Restait la mousse au chocolat praliné. Il la garderait pour midi. Après la visite de M. Lassus, obèse et sans espoir de guérison. (Giuliana Gaudenzi)

SaladesKoustodiev 2Kustodiev fête

« Chic, une salade », se dit-il un beau matin à l’aube naissante, alors qu’il se promenait dans la campagne. Il s’approche, renifle, hume, flaire, caresse, tripatouille, bavouille et goûte du bout des lèvres la superbe plante offerte à la rosée. Elle est fraîche, tendre et croquante à la fois, d’un camaïeu de verts qui lui chavire les sens. Et si grosse, si grande, si épanouie ! Son œil exercé explore, sa peau caresse, il s’étire de joie. Et, que voit-il un peu plus loin, derrière cette graminée insolente ? N’est-ce pas une autre salade dodue, repliée délicatement sur elle-même, timide devant cette longue journée de chaleur qui s’annonce ?
Y en aurait-il d’autres ? Comment explorer tout cela ? Il décide alors, pour avoir un vue d’ensemble, de grimper un peu. Quelle merveille ! Une mer, un océan de salades qui ondulent doucement sous la brise légère ; il y en a des vertes, des jaunes, des rougeoyantes, des frisées, des allongées et sveltes, des grosses joufflues, des effondrées, des triomphantes ; bref, il n’en croit pas ses yeux.
« Enfin, je suis tombé sur la collection d’un fou de salades comme moi ! » Et notre promeneur glisse vers la première proie, trace luisante derrière lui, les deux longues cornes palpitantes, car, vous l’avez compris, notre promeneur est un bel escargot. (Anne G.)

La pêche au grosBuchholz Baleine

Enfant déjà, il rêvait d’aller à la pêche au gros. Il avait quitté Boston tôt le matin, en train, puis avait pris un ferry jusqu’à l’île de Martha’s Vineyard. Puis il s’était précipité sur le port pour réserver une place. Devant la guérite affichant « Bateaux », il se trouva nez à nez avec ce qu’il faut bien appeler un gros, un énorme poisson à l’œil vitreux qui le regardait d’un air torve.
« Hum, dit-il, c’est ici pour s’inscrire à la pêche au gros ?
– Si vous êtes venu pour m’insulter, passez votre chemin, Monsieur, rétorqua l’animal.
– Mais pas du tout, je veux simplement partir à la pêche. N’avez-vous pas l’intention de vous remettre à l’eau ?
– Avec vous, je voudrais bien !
– Alors allons-y ! »
Ouvrant une large bouche, la baleine avala l’homme.
Au creux de son énorme ventre, celui-ci voguait, conscient d’avoir déjà entendu une histoire de ce genre. (Dominique L.)

Illustration : tableaux du peintre russe Boris Koustodiev (1878-1927), La Femme du marchand, Le Garçon de café, Fête au village... Et, de Quint Buchholz, La Baleine.