Ils sont là...

Où, à partir d'une photo de Laszlo Torok représentant une jeune fille aux seins nus entourée de trois personnages, eux très « décemment » habillés, on peut constater que l'imagination humaine trouve toujours matière à déploiements imaginatifs infinis et étonnants !...
Je <> Ils sont là, sur leurs sièges flottant dans une nuée rose. Là ? Enfin, pas vraiment. Car elle est seule, désespérément seule, cette jeune fille aux yeux clairs. Qui regarde-t-elle ? Ou plutôt, qui fuit-elle ? Tête inclinée, bras abandonnés, regard au loin, elle ignore tristement ses seins exposés et mon regard aigu sur ses épaules rondes. Autour d’elle, que ces trois sourires sont déprimants... (Anne G.)

<> C’est une photo d’expatriés qui se revendiquent d’une grande liberté. Les membres habillés de la famille sourient à cause de la hardiesse dont ils ont fait montre en la réalisant. L’homme est heureux parce qu’il y voit la possibilité de nouveaux choix pour la famille. La jeune fille ne sourit pas à cause des difficultés qu’elle voit venir. (Courtney M.)

<> Il faut absolument que je le quitte. Ça ne peut plus durer ; je l’obsède. Il me voit partout, il me glisse dans toutes les photos qu’il prend, y compris dans celles de familles très respectables comme celle-ci. En plus, j’y suis nue. Et après, ces photos, je les découvre dans la vitrine de son magasin ! Bientôt, toute la ville me reconnaîtra.
Oui, je dois le quitter, le plus vite sera le mieux. Plus ça va, plus j’ai l’air triste… (Danielle L.)

<> Son mari était plus jeune qu’elle. Maintenant, cela ne se voyait plus. A gauche de la photo, ils formaient un couple plausible, encore que bizarrement assorti. Mais il est vrai qu’elle avait toujours été plus légèrement habillée que lui. Une vie de labeur avait eu raison de la nymphette et de son amoureux transi.
Cependant, la douceur émanant de leurs visages laissait à penser qu’ils n’avaient rien oublié des libertés qu’ils avaient su prendre, ni des conventions qu’ils avaient fini par respecter. (Dominique L.)

<>Ingres pieds Dans les années soixante-huit, les Davidovitch, vieux ouvriers anarchistes très heureux de la suite d’événements qui bouleversaient le monde, décidèrent, pour fêter l’anniversaire de leurs quarante ans de mariage, de faire une surprise à leurs enfants, qu’ils trouvaient un peu collet monté. Vieux émigrés qui en avaient vu des dures et qui possédaient un humour bien rodé, la conduite de leurs deux enfants les catastrophait.
Au cours d’une joyeuse soirée avec quelques-uns de leurs petits-enfants, nettement plus délurés que leurs géniteurs, ils s’installèrent pour la photo avec leur petite-fille Vera, toute joyeuse de faire la nique à ses parents (mais suffisamment inquiète cependant pour tourner la tête au moment du déclic).
Après la réaction scandalisée de leurs enfants, qui les réjouit fort, ils décidèrent d’envoyer la photo comme carte de Noël, avec l’assentiment de Vera, qui s’était remise du court moment de doute qui l’avait saisie ce soir-là. (Dominique Z.)

<> De cette photo trouvée dans une poubelle émanait une étrange atmosphère. Ximena y pensait souvent et ne s’expliquait sa fascination que par l’étrangeté de la nudité innocente de la jeune fille insérée dans le cadre d’une paisible famille flamande. Elle en rêvait la nuit. Tantôt il s’agissait d’une enfant colombienne arrachée à sa mère, recueillie pas une institution religieuse et confiée à un couple de braves gens un peu bornés, vite dépassés par la combativité rebelle très tôt manifestée par la petite fille.
Tantôt c’était la maîtresse d’école du fils de la maison qui, invitée à dîner par la famille, se déshabillait au dessert dans un bel élan communicatif, oubliant que le papa, son inspecteur d’académie, ne goûterait pas forcément la plaisanterie.
Parfois il s’agissait d’une jeune bonne étrangère qui, entendant par cette journée caniculaire un « Vous pouvez débarrasser », avait cru qu’on l’invitait à se mettre à l’aise. Plutôt que débarrassée, elle semblait maintenant embarrassée, face à ses patrons qui feignaient de ne rien remarquer.
Même le fils pré-pubère regardait droit devant lui, trop gêné par la présence de ses parents pour la lorgner franchement.
Elle se réveilla de son somme. Ils étaient entrés dans sa chambre pendant qu’elle dormait, et la regardaient sans réprobation mais très attentivement. (Marie-Claude A.)

<> Révéler enfin sa vérité. Pour cette jeune fille égarée au sein d’une famille des années 50 conservatrice et simulant une unité de façade pour le photographe, il fallait bien un collage pour dévoiler ce qui se cachait sous les sourires figés ! « Mon corps m’appartient », affirme-t-elle ainsi d’un air triste en affichant sa nudité outragée il y a bien longtemps – par le père, le frère..., qui sait ? (Marie-Claude C.)

<> Ivanovitch Popov avait fui le régime communiste et s’était installé en Argentine où il avait rencontré Susana del Torbès, une brune et plantureuse Latina. Ils s’étaient mariés dans l’église baroque, blanche et or, sur la place écrasée de soleil. Ils avaient eu deux enfants : Irina aux yeux verts, qui rêvait des brumes du nord. Et Augustino, vif, débrouillard, le chef des petits caïds de Buenos Aires.
Quand elle eut dix-sept ans, Irina s’enfuit avec un jeune touriste français de passage. On n’en entendit plus parler. Quant à Augustino, ayant gravi peu à peu, avec l’aide de la Mafia, les échelons du pouvoir, il se fit élire presidente et installa ses parents dans un magnifique palais d’un goût douteux. (Martine C.)

<> Sauvée de la poubelle et de la destruction, la photo sépia trouva une nouvelle vie sur la cheminée. Elle intriguait tous ceux qui passaient, qui se plaisaient à réinventer l’histoire de ces personnages maintenant sans doute réduits en poussière. Etait-ce lui qui avait fait le montage photo afin d’offrir à notre vue la beauté de son épouse au temps de sa jeunesse ? A l’époque, elle était en effet modèle et lui étudiant à l’école des Beaux-Arts de Mexico, quand, tombé amoureux, il avait, pour la représenter, troqué son pinceau contre un appareil photo. Il aimait particulièrement, dans cette représentation de la jeunesse, le regard de la jeune femme, que voilait déjà une expression de nostalgie. Jamais il n’avait montré cette photo. La vie était passée. (Martine F.)

<> « Emile, tu te souviens ? lui dit-elle en lui prenant la main. Nous avions mangé nos deux enfants. J’ai gardé leurs photos. » (Michèle G.)

<> Voici une photo qui en dit long sur la guerre de générations. A gauche, un couple russe souriant et satisfait d’être photographié. Youri a mis son costume du dimanche, une chemise blanche et une cravate tandis que son épouse Natacha sourit à la perspective de la fête d’anniversaire de leurs trente ans de mariage. Elle pense au bonheur de leurs dix enfants. A droite, leurs petits-enfants. Une jeune fille rêveuse, un peu angoissée à l’idée de servir à déniaiser le jeune homme.
Quel abîme entre le couple de gauche, sans doute puritain, plein de préjugés sur la sexualité, et la jeune fille libérée, future MLF prête à participer à des défilés ! (Nadia C.)

<> Ingres SourcePhoto de famille de la première nudiste, entourée de ses parents et de son jeune frère. Féministe avant la lettre, elle eut le plus grand mal à imposer ses vues, déclenchant souvent à cette époque l’hilarité générale. (Nadine M.)

… Et un texte de l’amie Chris, absente ce jour-là mais fascinée par la photo !

<> Je souris en ouvrant l’enveloppe puis en en sortant la copie de la photo, pliée au niveau des mamelons de la jeune fille. Mais, plus j’avançai dans la lecture de la lettre qui l’accompagnait, plus je sentis croître ma fureur contre l’ami à qui j’avais voulu faire partager une émotion – celle ressentie quelques jours auparavant dans mon atelier d’écriture. Je lui répondis immédiatement.

« Cher David, Je n’ai pas été au bout de ta lettre, consternée par tes commentaires. Tes propos relèvent d’une inculture, d’un manque de réflexion et de respect surprenants. Si seulement tu connaissais l’histoire de la famille Heisenberg ! Si j’avais su que tu réagirais de la sorte, je ne t’aurais pas envoyé, pour te faire comprendre ce que l’on fait dans un atelier d’écriture, cette photo qui m’est si chère, retrouvée dans une valise de mon père.
Cette photo, je l’ai apportée lors de la dernière séance pour illustrer le récit que je devais écrire sur un souvenir marquant de mon histoire familiale. Et je vais te dire ce qu’elle raconte.

Herbert Heisenberg a d’abord tenu une brasserie à Munich, sa ville natale. En 1915, il est parti à Münster tenir un café hérité d’un grand-oncle. Bonhomme, aimable, grand amateur du breuvage roux servi dans sa brasserie, il a fait fructifier son commerce où se côtoyaient notables et ouvriers de la ville.
En 1920, il s’est marié avec Maya Herzl, qui, troublée par ses yeux verts, a quitté la mercerie familiale par amour pour lui. Elle l’adorait et l’adulait et n’a plus lâché sa main jusqu’à sa mort – comme tu peux le constater toi-même sur la photo. Elle l’a aidé, épaulé, allant jusqu’à porter des robes imprimées de feuilles de houblon en son honneur ! Ils ont eu deux enfants, Esther et Kinor, et ont vécu heureux jusqu’en 1937. (Kinor, en hébreu, signifie violon, et Esther, « je cacherai » ; ce qui n’est pas peu paradoxal au regard de leur destin !) L’arrivée au pouvoir d’Hitler les a forcés à s’exiler et ils se sont réfugiés en France, à Nogent-le-Rotrou, chez un cousin éloigné de Maya.
C’est à cette époque que mes parents, Juifs allemands comme eux, ont fait leur connaissance… Esther avait alors vingt ans. Elle avait été une étudiante talentueuse, pleine de vie, amoureuse. Forcée à quitter tout ce à quoi elle tenait et séparée de son fiancé, elle était tombée dans une profonde mélancolie. Une fois arrivée en France, elle avait décidé de ne plus jamais se vêtir, restant cloîtrée dans l’appartement.

Tu ironises sur le sourire qu’ils affichent, sur l’atmosphère de douceur qui se dégage de la photo et tu y vois même un mauvais canular… Mais non ! Ils étaient tous habitués à vivre avec Esther nue, et cette nudité était au fil des jours devenue une évidence. Sa peau soyeuse et ses seins dressés ne devaient certes pas laisser indifférents les visiteurs, mais elle, s’en foutait. Elle est – logiquement – morte à vingt-cinq ans des suites d’une bronchite. Son jeune frère Kinor, esprit brillant, est devenu, malgré sa timidité et son caractère tourmenté, un professeur éminent de physique nucléaire...
Le temps passe et je ne peux pas poursuivre cette histoire pour l’instant, mais je te demande instamment de ne plus juger si promptement les choses, les gens, sans les connaître ! Je ne voudrais pas que nous en arrivions à une rupture.
Bien entendu, tu restes le bienvenu dans mon atelier d’écriture. Ton amie malgré tout, Christina. » (Chris G.)

Illustration : tableaux de J.A.D. Ingres La Grande Odalisque (détails) ; La Source. (et mention d'une photo de Laszlo Torok, 1973).